Nicole Brenez, à propos de Maàlich

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« En 1926, pour replacer le cinéma à la hauteur des enjeux historiques qui lui sont contemporains, Alberto Cavalcanti réalise la première des Symphonies urbaines, Rien que les heures. Il s’agit de déchirer les clichés et de recommencer la représentation au nom de la souffrance concrète des exclus : une vieille mendiante parcourt le film, petite silhouette noire dans les friches désolées, fine aiguille sur une boussole qui indiquerait la direction d’une justesse figurative.

En 2012, Maàlich de Thomas Jenkoe reprend le flambeau allumé par Cavalcanti et relayé depuis par d’autres cinéastes dignes de ce nom (Peter Weiss, Holger Meins, Lionel Rogosin, Jérôme Schlomoff...).
Au lieu du Paris partagé entre centre et barrières des années 20, Maàlich trouve son lieu au Chinagora, improbable complexe com- mercial en grande banlieue qui dénationalise le territoire, transformé en replis des échoués de la mondialisation économique.

Au lieu des chiffonniers et mendiants allégoriques de Cavalcanti, des individus, encastrés dans les recoins du béton comme les immigrés algériens des Trois Cousins de René Vautier enterrés dans les grottes des berges de la Seine, des individualités saisies dans leurs singularités, leurs aspérités, leurs complexités dont il n’est pas envisagé un instant que le film puisse les épuiser.

Au lieu d’un auteur souverain des images, un cinéaste sans doute bien plus perdu que les personnes qu’il rencontre et qui se lance en conversation comme on se jetterait d’un dernier étage avec l’espoir de tomber dans les bras de quelqu’un.

Au lieu d’une exploration extensive des formes descriptives propres au cinéma au long des heures du jour, une descente en apnée dans les res- sources optiques offertes par la nuit, la nuit seule, la nuit accueillante qui nous débarrasse du social et ramène chacun aux nécessités élémentaires, dormir, manger, aimer, trouver à se rassurer malgré tout.

La nuit, figure de l’existence réduite à un cauchemar matériel.

Maàlich, scintillements d’humanité, lueurs vacillantes au seuil du noir complet.
»


Nicole Brenez, Professeur à l’Université Paris 3 (Sorbonne nouvelle)
Responsable des programmes d’avant-garde à la Cinémathèque française
Membre de l’Institut Universitaire de France